Jean avait rendez-vous à Soissons pour y rencontrer un attaché culturel de la ville. Son métier de publicitaire commençait à l’ennuyer. La perspective de parler une fois de plus de cette vieille histoire de vase cassé par un soudard de l’armée de Clovis dont la Mairie, faute de mieux à se mettre sous la dent, faisait ses choux gras, ne l’inspirait pas vraiment et encore moins les vertus hautement nutritives et gustatives d’un haricot local. La morosité de son état d’esprit actuel s’expliquait aussi par le fait que son parcours sentimental s’était récemment engagé sur une voie au bord de laquelle apparaissait clairement le panneau en forme de “Z” qui indique “virages dangereux”.

Il avait pris le train à la gare du Nord, un de ces vieux trains qui empeste le mazout des vieilles locomotives Diesel , encore en service sur le réseau de Picardie. Lui qui espérait sommeiller un peu avait vu avec horreur son wagon envahi par une meute de scouts en uniformes, véritable horde de petits diables rouges excités comme des poux à l’idée de leur sortie champêtre.

Un peu après Villers-Cotterêts le train était entré dans un tunnel et s’y était arrêté un long moment de manière inexplicable. Les lumières de secours s’étaient allumées, baignant le wagon dans une lueur jaunâtre fantasmagorique. Profitant de la semi-obscurité, les petits diables rouges s’étaient véritablement déchaînés et leur moniteur avait abandonné toute idée de rétablir le calme. Au sortir du tunnel, Jean, qui était assis à côté d’une fenêtre, regardait le paysage à travers la vitre embuée. Était-ce l’effet du brouillard qui noyait les arbres dans un océan cotonneux ou autre chose d’indéfinissable mais il avait du mal à reconnaître les lieux traversés. Sur la banquette a côté de lui il y avait un journal abandonné par un voyageur qui était descendu à Crépy-en-Valois. Machinalement, il le prit et essaya de lire pour tenter d’effacer le malaise que la vue du paysage extérieur avait provoqué.

Le journal disait : « emesirorret ua ecaf euv ed tniop nos rus tneiver ifahdaK rammauoM »

Interloqué, il jeta un œil sur le titre du quotidien et lut avec quelque difficulté : « ednoM eL ». Persuadé que le typographe du journal “Le Monde” avait été atteint d’une crise de folie subite il se replongea à contre-coeur dans l’examen de la campagne picarde qui avait toujours son air à la fois familier et étrange, comme un visage qu’on connaît mais sur lequel on n’arrive pas à mettre un nom.

Le train ralentit enfin et arriva en gare de Soissons. Jean, qui y était venu déjà plusieurs fois, se dirigea résolument vers la porte, son « attaché-case » à la main. Il s’aperçut alors que tous les voyageurs se dirigeaient vers la porte opposée. Il s’apprêtait à les prévenir de leur erreur quand il vit que c’était lui qui avait tort ! Encore plus troublé que par la lecture du journal incompréhensible, il suivit sagement le flot des voyageurs, précédés de la horde rouge enfin calmée. Par acquit de conscience il jeta un œil distrait à la pancarte indiquant « SNOSSIOS ».

Lorsqu’il aperçut l’énorme lapin blanc coiffé de la casquette du chef de gare qui agitait son drapeau vert au bout du quai il comprit tout à coup que sa vie, qu’il avait jugée désespérément monotone, allait prendre dès aujourd’hui une tournure merveilleuse car, à l’instar de ce qui était arrivé à la petite Alice du conte préféré de son enfance, le tunnel l’avait fait passer de l’Autre Côté du Miroir !

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