C’est loin des brumes automnales de la campagne picarde où je me suis retiré que j’ai chassé pour la première fois, dans ma Tunisie natale.
Au début, quand j’avais 7 ou 8 ans, je me contentais de suivre mon père dans la zone marécageuse du lac de Tunis.
Entre la cimenterie, la fonderie métallurgique et l’usine des phosphates, toutes émettrices de tonnes de poussières et fumées odorantes, j’habitais un pauvre logement partagé par mes parents et grands parents dans l’usine d’extraction d’huile où mon grand-père était contremaitre. Un chemin menait de l’usine vers des marais salants, à quelques kilomètres de distance. Mon père m’avait raconté que, pendant la guerre et alors que je n’avais que 2 ou 3 ans, lors des bombardements alliés sur la zone industrielle, c’est là que nous allions nous abriter, chez un italien qui récoltait le sel, espérant que cet endroit ne constituerait pas un objectif stratégique pour l’aviation.
Pendant la chasse, mon père s’accroupissait derrière l’abri que formait le rebord du marais salant et attendait que les oiseaux migrateurs passent à portée de son fusil. Etendu à même le sol pour ne pas me trouver dans la ligne de mire, je respirais l’odeur de terre humide et celle, plus subtile, d’une maigre végétation qui parsemait les marécages. Désœuvré, mon esprit s’envolait alors à tire d’aile, tel un de ces oiseaux que nous traquions, et voyageait en sens inverse, vers ces terres lointaines septentrionales que j’imaginais froides et brumeuses, encore tout imprégné que j’étais des récits d’Erckmann-Chatrian qui constituaient, comme pour tout petit français de l’époque, le menu ordinaire des lectures de classes élémentaires, qu’il fût en Métropole ou dans les colonies..
Plus tard, alors que mon père travaillait comme ingénieur chimiste dans une mine perdue aux confins de l’ouest tunisien, je devins chasseur moi-même.
J’avais un fusil de calibre 9 mm à petits plombs, avec lequel je chassais les alouettes huppées et les tourterelles. Je partais généralement seul, emportant dans ma gibecière un sandwich au jambon emballé dans du papier. Ma chasse était primitive et naturelle, libre de toute contrainte de lieu, dans une nature sauvage, à mille lieues de ces chasses que j’ai connues plus tard en France, bruyantes et artificielles. En fait c’était plus le plaisir de la découverte de la nature que celui de la prise du gibier qui m’attirait, même si un atavisme enfoui dans les profondeurs de l’âme humaine me procurait toujours du plaisir quand j’abattais le gibier. Du haut d’un « djebel » appelé « sif », ce qui signifie « épée » en arabe à cause de sa forme, ma vue embrassait un vaste territoire qui s’étendait jusqu’à la frontière algérienne, au-delà d’un des principaux fleuves tunisiens. C’est au sommet de cette montagne que je faisais généralement une halte et mangeais mon sandwich. L’air chaud qui montait de la vallée m’apportait le parfum du romarin dont les buissons parsemaient le paysage, taches sombres mêlées aux touffes d’alfa plus claires, typiques de ces régions semi-désertiques.
Ce parfum du romarin s’est tellement imprégné dans ma mémoire que, même aujourd’hui, près de soixante ans plus tard, le simple fait d’en respirer un brin me ramène comme par enchantement vers ces lieux de mon enfance, en un étrange voyage dans le temps et l’espace.
J’ai conscience d’avoir eu une enfance complètement différente de celle de la moyenne de mes concitoyens picards. Est-ce que pour autant j’en tire une quelconque fierté ? Je ne sais pas … Je crois que, quelle que soit son origine, chaque être porte en lui son enfance comme un trésor unique. Mais ses efforts pour en faire partager le coté merveilleux et unique est une tentative vaine car il est très difficile de communiquer des sensations, et pourtant… n’est-ce pas ce que je viens d’essayer de faire ?
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