Archives pour octobre, 2010

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Les deux mains se rapprochent, les paumes creusées, les doigts qui se touchent. Elles se joignent pour former une coupe.

L’homme de l’image – la fumée de poils le long de ses avant-bras montre que c’en est un – ne garde pas son bol pour lui-même, comme il le ferait en portant de l’eau à la bouche. Il le tend, avec le geste généreux d’un enfant offrant à sa mère des têtes de fleurs arrachées, ou d’un amoureux rapportant des fraises des bois à son amie.

Seulement, ses mains tiennent des vers, se lovant dans leur compost, perturbés d’être exposés à l’air et à la lumière. Derrière se distingue le tas d’où ils ont été extraits, avec en profil la fourche qui a pu servir pour le faire.

L’image déroute, mais ne dégoûte pas.  A la différence des araignées, des bestioles avec bien trop de pattes qui bougent bien trop vite, des limaces baveuses, des grosses mouches irisées, les vers de terre ne génèrent pas de répugnance,.

Pires que tous, quoique cousins en apparence des braves vers, sont évidemment les asticots, se tortillant autour de toute chair qui pourrit.

J’avais passé une nuit dans un gîte de l’Himalaya, sur une des banquettes disposées autour d’un foyer central sur lequel brûlait en permanence, pour notre confort d’Occidentaux, des troncs d’arbre tordus arrachés à la montagne. La veille j’avais mangé la moitié de la boulette d’opium achetée au lac de Poqqara en bas. Je voulais marquer cette nuit, que je passerais plus haut que toutes les autres de ma vie sur terre. Les quelques crampes dues à ce mode de consommation de non-fumeur n’atteignaient en rien le bizarre calme attentif de mon insomnie. Je regardais de temps en temps ma compagne de route, avec un détachement total mais bienveillant. Le lendemain je la quitterais pour redescendre en plusieurs jours vers la plaine. Prudent, je finirais la boulette avant de passer la frontière indienne.

Les toilettes – terme bien raffiné, vous verrez – se trouvaient dans une grande cabane de bois. J’ai ouvert la porte. Un vaste trou, en travers duquel étaient posées plusieurs paires de planches (une paire par utilisateur), m’attendait. Pour s’en servir, il fallait avancer avec précaution, un pied sur chaque planche élastique, baisser son short et s’accroupir. Je me suis exécuté, en me concentrant.

La curiosité s’est réveillée. J’ai regardé la lumière de l’aube dans les interstices de la cabane. Puis j’ai jeté un coup d’œil sous moi. Loin, loin en bas, le fond du trou bougeait comme une soupe qui frémirait dans un faitout. Ce qui aurait dû être une couche, certes peu ragoûtante, d’immondices, pullulait d’asticots affairés à bâfrer ce que nous leur servions d’en haut.

Imaginer que je pouvais glisser en me relevant et les rejoindre m’a plus marqué, alors et depuis, que toute vision artificielle apportée par l’opium.

C’est un soulagement de revenir à ces mains portant des vers. Quelle différence ? Un guide-composteur de ma connaissance explique que le compostage ne dépend pas d’une quelconque pourriture carnée, mais constitue une saine transformation. Les vers renouvellent ce qui est mort, en font un lit où une vie nouvelle peut naître.

Pourquoi l’homme les enlève-t-il à leur occupation ? Mais voyons, pour essaimer un nouveau tas, loin de ce jardin picard.

Il reste le geste. Depuis d’innombrables millénaires, depuis qu’il a des mains, l’être humain en fait un récipient, pour contenir ce qui compte pour lui. Et si le Graal, écrin ultime de pureté et de grâce, au lieu d’être le vulgaire vase qui inspire tant d’épopées magico-aventurières, se trouvait dans ce calice de chair et d’os ? Dégagé de son attirail figuré, le Graal serait, littéralement, entre nos mains.

* Chanson de Reynaldo Hahn, 1888

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Les collages de Colette Viet à la Bibliothèque inspirent cet assemblage de phrases découpées dans des textes déjà écrits pour ce blog (seule la dernière provient d’un écrit écarté), et collées ici. Le sens ? Plutôt dans les couleurs que dans la logique.

Le jour émerge de la nuit sur nos jardins, avale les ombres, et fait croire à la bienveillance lumineuse. J’étais le soleil, tu étais la lune. Nous dansions dans la moiteur indienne, mes bras tendus en haut pour dominer le jour, les tiens en bas pour accueillir la nuit. C’était sublime, c’était ridicule. Les mots allaient donner des couleurs subtiles au récit, comme les jacinthes bleuissent les sous-bois, puis soudain ils tombent comme les fleurs fruitières sous la grêle, pétales d’un rose devenu vulgaire, collées aux pavés, détritus sans utilité. Une surprenante sensation, comme un goût, ou une absence de goût. L’intensité, seul préalable, peut s’insinuer dans le fait ou geste le plus banal, jusqu’à le faire exploser dans le sublime. Il suffit – suffit ?! – de tendre les mains, et qu’elles soient vides.

Longtemps je sentais une tristesse obscure en voyant marqués sur une pierre tombale un nom étranger et un lieu de naissance dans un autre pays. L’obscurité était celle qui teinte une émotion simple lorsqu’elle en éveille d’autres, plus troublantes, non admises.

Un amas de lianes et volubiles passe en flottant sur la Mulamutha, comme une île tropicale en miniature qui pourrait héberger des tribus lilliputiennes.

La colère le secouait, comme un chien qui massacrerait un lapin. La rage le chevauchait comme un brutal cavalier sa jument, les éperons enfoncés dans les flancs. Une Furie antique nichait dans son cerveau, exaspérant les neurones jusqu’à la folie.

Je suis venu dans le pays de Soissons pour un jardin, qui n’était alors qu’un terrain rendu aux boutons d’or en émeute contre l’ordre horticole. Je n’étais guère stoïque à l’époque. Plutôt culbuté comme une paysanne par des émotions qui allaient fouiller indélicatement sous mes jupons ; ou bousculé, vieillard effarouché par des sensations décidées à me piquer mon portefeuille, mon portable et ma carte Senior ; et je ne parle pas de ces turbulences que je ne percevais même pas, et qui allaient plus tard soulever mon bateau et le porter à travers une cordillera vers une autre mer.

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Certains dimanches mon père m’emmenait à la pêche. Le trajet n’était pas bien long puisque la rive du lac de Tunis était à un jet de pierre du mur de l’usine où j’habitais. La veille au soir, après que mon père soit rentré du travail, il y avait le rituel de la préparation du matériel et la collecte des vers. L’usine traitait des tourteaux produits par la première pression des olives. Des camions arrivaient du Sahel  tunisien, chargés de « grignon ». C’était une matière organique fortement odorante, souple, un peu humide et grasse, ressemblant au compost qu’on achète dans les jardineries. Ces tas de matières occupaient une grande surface dans l’usine, en attente de leur traitement chimique qui consistait à en extraire les dernières traces d’huile pour l’industrie du « savon de Marseille ». Ces monticules ont été mes premiers terrains de jeu, en dépit de l’odeur qu’ils dégageaient et des innombrables puces qui y habitaient.

Dans ce grignon, je n’avais aucune difficulté à trouver de magnifiques vers destinés à servir d’appâts pour la pêche. J’en remplissais une boite de conserve que je complétais avec du grignon pour que les vers ne se dessèchent pas. Mon père vérifiait  les lignes. Le fil était enroulé sur des plaques de liège sur lesquelles s’enfonçaient les hameçons.
Le dimanche matin il régnait toujours une atmosphère particulière. C’est que ce jour-là la cimenterie située juste en face de notre usine était à l’arrêt et son silence paraissait assourdissant. Pour cette raison le café au lait du dimanche n’avait pas le même gout que les jours de la semaine.
Une brume légère s’élevait du lac. Le broyeur de la cimenterie ne fonctionnait pas et, dans le silence inhabituel, on entendait le staccato des boogies du TGM de l’autre côté du lac. Le TGM, ainsi appelé par tous les tunisois, était le petit train électrique qui reliait Tunis, La Goulette et La Marsa (d’où les initiales T.G.M)

Nous nous installions sur un vieux quai verdi par la mousse. Il était formé par des madriers et des poteaux qui plongeaient dans la vase du lac. C’est là que, dans la semaine, les péniches venaient charger le sel produit par les salines. Plus loin il y avait les restes d’un assemblage énigmatique dont le nom ne l’était pas moins : « le pont juif ».

Le lac était très poissonneux. Les eaux, calmes et tièdes, étaient propices à la reproduction et les plus grosses espèces de poissons venaient pour y procréer. Les hameçons étaient choisis en conséquence d’assez bonne taille, ce qui évitait la prise de menu fretin. Il y avait tout un art pour enfiler les vers sur l’hameçon. D’abord reconnaitre la tête du vers. Elle est plus ronde que le derrière. C’est important parce que les mouvements réflexes du vers ont toujours tendance à expulser les matières vers l’arrière. C’est donc par la tête qu’il faut enfiler l’hameçon. Ensuite il ne faut pas que le vers dépasse trop de l’hameçon, sinon le poisson se saisit de la partie libre et le retire sans mordre le barbillon.

Nous n’avions pas ces modernes cannes à lancer d’aujourd’hui. Après avoir dévidé une bonne quantité de fil, on faisait tournoyer l’extrémité lestée de plomb autour de sa tête et, au moment choisi, on lâchait le fil vers l’endroit visé. Après commençait l’attente. Il fallait résister à l’envie de « ferrer » au moindre frémissement car il s’agissait le plus souvent de fretin venus titiller le ver ou de « mulets » dont les habitudes alimentaires sont de suçoter la nourriture sans l’avaler franchement.
Le temps s’écoulait paisiblement.
Vers 10 heures on entendait, quand le vent était favorable, les cloches de la cathédrale de Tunis qui appelait pour la grand messe.

Ces moments passés avec mon père resteront parmi les instants de bonheur qui ont jalonnés ma vie. Je doute que mes petits enfants, que j’ai emmenés à la pêche sur des étangs en bordure de l’Aisne, gardent un souvenir aussi émouvant. C’est que tout leur est fourni : matériel, vers, et même les poissons s’ils ne sont pas arrivés à en attraper !

Ah, pauvres de nous !… Où sont les pêches d’antan ?


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Qui de toi ou de moi est de l’autre côté du miroir ?

Je me suis laissé prendre exprès, j’ai joué au mort
perdu par sa soucoupe volante, comme un E.T. de cinéma

J’ai été exposé à votre curiosité malsaine
dans une cage de verre, comme un monstre de foire
ou un canaque de 1900 à l’Expo Universelle ( !!!) de Paris

J’ai vu défiler des mannequins, envieuses de ma maigreur
elles ne se sont pas intéressées à la taille de mon cerveau
Du haut de leur grandeur éphémère
elles ont baissé les yeux pour observer mon sexe

Une nuit, j’en avais vu assez
j’étais suffisamment dégoûté
Je me suis télétransporté sur ma planète
à l’instar des héros de Star Treck
J’étais en mission d’observation sur la Terre

Toi, là, sur la photo, tu n’es qu’une figure, une copie d’humain
je t’ai ramenée en souvenir, comme une Tour Eiffel en plastique
D’autres membres de mon équipage ont ramené de vraies femmes
maintenues en vie dans un sommeil artificiel

Je les ai fécondées, à notre façon
Mes enfants hybrides passeront un certain temps dans des milieux liquides intermédiaires
pour les préparer à vivre aussi bien dans chacun de nos deux mondes
Quand ils seront prêts, ils pénétreront chez vous
Ce jeune homme qui courtise votre fille…

Ils auront votre apparence, peut-être une plus grosse tête
une coiffure adaptée en cachera le volume
leurs corps grêles seront étoffés par d’amples vêtements
Avec votre mental limité, vous n’y verrez que du feu
vous vous laisserez séduire

Et peu à peu vous disparaîtrez au profit de notre race supérieure
avant que notre planète n’ait implosé
pour des raisons que nous connaîtront… plus tard, dans une autre galaxie



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