Archives pour mars, 2011

En écho à l’exposition sur les bateaux à la Médiathèque de Soissons, voici une histoire de voyage… sentimental.

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Juste un espace de vie,  cette ombre portée fut ma lumière…
Elle m’apparut pour la première fois en contre-jour, à l’angle du garage, mouvante, impatiente, hautaine. Un chapeau de feutre mou, ramassé, comme partie intégrée de son visage. Son regard s’en faisait plus mystérieux, sa bouche plus sensuelle, son nez plus concis. Pour compléter son air d’aristo, elle avait enfilé un long manteau de bure noir. Un foulard de soi rouge et jaune caressait sa peau.

Dans l’auto, elle ne quitta pas son chapeau. Ses yeux de dessous m’appréciaient, me jaugeaient, me nommaient. Elle se départissait rarement de son sourire, ouvert sur deux dents légèrement écartées, des lèvres charnues, mais si finement dessinées. Elle riait beaucoup, elle parlait beaucoup. Sans doute pour dédramatiser. Ses gestes étaient vifs, précis, déterminés. Ses bras, ses frêles épaules, ses mains, savaient ce qu’ils avaient à faire. Jamais l’esprit n’en était distrait.

Le restaurant lui seyait bien: le <Gros bouffon>, comme une invit’ à déguster la vie à  pleine langue. Pourquoi nous sommes nous tout de suite installés sur le même pays? Nos pâtures étaient pareillement closes,  nos chemins si encombrés, nos montagnes si rapprochées, nous parlions le même langage, notre mer était au ciel…

Entre la poire et le rosé, nos regards ne cessaient de s’attendre, de se retrouver, de s’impatienter. Sa main virevoltait au dessus des verres, ses doigts montraient sa pensée, osaient l’indécence. Je la saisie au moment qu’elle passait. Elle ne se déroba pas. Elle était chaude, nerveuse, caressante.  Et si petite! Ses yeux s’abandonnèrent en douceur, en volupté, en accord.

Je ne lâchais plus cette main rassurante de toute la nuit. Une nuit? Un jour? Combien d’heures? De minutes? Le temps n’existait plus, ni la conscience du concret. Nous étions fondus, confondus, perdus l’un dans l’autre, en chaleur, en torpeur, en extase. Une présence d’un instant qui se prolonge. Voilà: un instant qui se prolonge… La note tenue en harmonie pour un concert emporté. C’est l’aube assurément qui souleva le rideau bleuté de la pièce, ramenant la vie de dehors. Si le soleil ne s’était pas levé?

Ses excès d’accoutrement ressemblaient aux affres de sa vie. Son quotidien naviguait en mer calme où elle se perdait pendant des heures, oubliant toute autre contingence, étriquée et mesquine. Il voguait de même dans la tempête, laissant souffler ses paniques, ses angoisses de petite fille , sa demande en amour jamais satisfaite. Jamais - ou si peu - de points d’équilibre. Jamais de pose en bord de sable, juste pour voir un soleil se coucher, jamais de marche au port ou sur la jetée odorante.

Je quittais parfois le bateau, pour reprendre pied dans mon équilibre, Pour souffler sur la terre, pour poser le béret. Au bord du comptoir, au bord du trottoir, en amitié, en redécouverte du grand large, loin de sa mer. Elle n’était pas née femme de marin. Sa patience d’attendre passait par toutes les fureurs, par toutes les humeurs. Elle se contrôla une fois, deux fois, mais au chant de la troisième fois, elle me renia. Au petit matin, dans les bras d’un autre. C’était le jour que j’avais choisi pour m’amarrer au port.

Philippe

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Le printemps

L’été est passé, c’est l’automne de la vie

Et le dentier à entretenir

Et le toit qui fuit

Et les fenêtres qui laissent passer le ciel

Et les trous laissés par la neige et le gel dans les routes

Et déjà que revient un autre printemps

Avec ses régimes minceur

Ses jeux qui font  gagner des voyages en Espagne ou en Turquie

Ça devient un problème, ou un souci

Pour choisir la destination de ses vacances

Pour ceux qui partent

Parce qu’il y aussi ceux qui s’exilent sans savoir où ils vont atterrir

Et finir le voyage

Et ceux qui restent bloqués au sol

Dans leur ghettos de fortune à s’inquiéter de la montée du prix du fuel



 


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Les évènements de ces derniers jours au Japon me ramènent certains souvenirs.
Elle s’appelait Zoe. Elle venait d’avoir 17 ans !

J’étais un jeune stagiaire à l’époque. Nous étions en 1965.
Je venais d’avoir mon diplôme. C’était mon premier contact avec le monde du travail.

Attention : pas n’importe quel monde : celui de la recherche.
Ambiance jeune et décontractée. Beaucoup de blouses blanches, pas de bleus de travail !

Un jour un collègue m’a demandé si je voulais connaitre Zoé.
Je ne pouvais qu’accepter, car, malgré sa jeunesse, Zoé était déjà célèbre.

La rencontre devait avoir lieu dans les bâtiments du vieux fort de Chatillon qui jouxtaient notre centre de Recherches.
C’est qu’il fallait montrer « patte-blanche », car la belle Zoé était farouche et- peut-être dangereuse, ce qui m’excitait un peu !

Avec mon guide nous pénétrâmes enfin dans le local ou Zoé attendait, patiente…
Elle était effectivement très belle !

Son cœur palpitait doucement. Une lumière d’un bleu indescriptible s’en échappait, la rendant attirante comme ces lagons des atolls polynésiens.
« C’est l’effet Tcherenkov » m’expliqua mon accompagnateur.

Car voyez-vous: Zoé était une pile atomique! C’était même la première en France, créée par Joliot-Curie.

J’ai fréquenté Zoé peu de temps. L’insistance de mes chefs à vouloir que je m’associe aux recherches sur une version plus « explosive » de la fission nucléaire, m’a poussé à quitter le CEA.

Jean

* Nota

Pour ceux qui douteraient de la véracité de mes souvenirs, je livre une petite video extraite du site de l’INA.

http://www.ina.fr/video/AFE85002255/l-inauguration-officielle-de-la-pile-atomique-francaise-au-fort-de-chatillon.fr.html


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soleil-royalEn 1669 un bâtiment de guerre particulièrement superbe par ses lignes et couleurs et équipement, devenu plus tard le « Soleil Royal » et vaisseau-amiral de la flotte du Ponant, est lancé à Brest. En 1692 il échoue et est brûlé par les Anglais et les Hollandais près de Cherbourg.

La construction avait duré deux ans. René Bizet, conducteur de car en retraite, a passé autant d’années à construire une maquette, actuellement exposée à la Bibliothèque.

Toutes voiles dehors au milieu des livres, ce « Soleil Royal » mettra le feu aux imaginations sensibles aux voyages en mer, aux vents et aux voiles qu’ils gonflent, aux accalmies plates, aux batailles, à la vie rude des matelots de la Royale. Les récits, comme les commentaires sur la maquette, sont attendus de pied marin.


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steradent3Sans le savoir, sans le vouloir, les personnes âgées peuvent être adorables. Comme les bébés, elles émeuvent par leur lutte pour relever les défis du monde, qui dépassent à présent leurs capacités. Innocents ou avisés, les efforts font des deux des Sisyphe, condamnés tous les jours à faire face.

Cela n’autorise pourtant pas à pousser des oh ! et des ah ! de tendresse comme devant une poussette. Les vieux portent le respect qu’ils ont gagné en suivant l’arc qui mène de l’enfance à la vieillesse. Que le trajet ait été brillant ou médiocre, épanouissant ou pénible, une vieille personne arbore une médaille d’or autour du cou, décrochée haut la main dans les championnats de la survie.

Devant moi à la caisse, la dame attire mon attention en vidant le petit contenu de son chariot. Elle se penche, faisant penser à un enfant qui s’appuierait sur la clôture de son parc pour récupérer son nounours et un camion-benne, au risque de basculer et se trouver de l’autre côté, les jambes en l’air.

La différence entre elle et un enfant est la dignité accumulée qu’elle conserve en toutes circonstances. Il ne lui manque en ces circonstances qu’un compagnon plus élancé pour lui tendre les articles.

Je surveille sans vergogne ses provisions - quoi ? le client suivant examinera les miennes, mélange de l’essentiel et du superflu, du banal et du bizarre à ses yeux. Ma dame (drôle comme un seul espace fait passer du poli au familier) a pris deux pâtisseries à la crème. Même le couvercle en plastique ne cache guère le gras industriel effronté. Elle a un autre gâteau, le même en plus grand diamètre.

Aime-t-elle les sucreries, ou prévoit-elle un goûter partagé, avec une voisine ou amie ? Le questionnement peut paraître oisif, mais il signifie que je quitte mon poste d’observateur et, comme un chien qui a volé une guirlande de saucisses, cours chercher un coin retiré où je peux plonger les dents de l’imagination dans la matière. Il ne s’agit plus de tirer des conclusions sur son mode de vie, sa situation, travail d’un sociologue ; mais de faire d’elle un personnage. J’esquisse déjà un contexte, même un titre. Ma petite dame du supermarché devient non plus périphérique mais centrale pour moi. Qu’est-ce que je vais raconter sur elle ? C’est sûr, elle sera transformée. Le sens de sa vie sera, non pas le flou dans lequel tant de gens se lèvent le matin résignés ou bondissants, mais un trait de lumière qu’elle suivra vers un destin - sombre ou radieux, je n’ai pas encore décidé.

Le chariot est vide. Non, pas complètement. Elle ramasse le dernier article, une boîte de Steradent. Je reviens aux réalités. Un regard soutenu mais discret pour voir si le dentier est dans sa bouche ou dans celle d’un tiers absent d’ici. Elle ne sourit ni ne parle. Un air de devoir se suffire à elle-même fait penser que c’est elle qui aura les joues rétrécies et les lèvres ridées au lit.

Voilà deux regards, l’analytique et le fantasmé. Lequel la respecte le plus (les deux sont également bienveillants) ? Faire d’elle l’objet d’une enquête sociologique ou la mettre dans une histoire ? D’une part, l’espionner comme un privé faisant la chasse aux signes (comment aurait-elle mordu le cambrioleur si ses dents étaient dans un verre pétillant sur la table de chevet ?) ; d’autre part, la faire résonner à son insu dans une cérémonie qui relève du sacré, par la recherche de l’incendie sous la surface lisse du quotidien ? La façon de poser la question donne la réponse. Si je vais plus loin dans cette affaire, je ne décrirai pas la dame au caddy, je l’écrirai.

 

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Pour accompagner l’exposition de photos venues du Foyer thérapeutique de Soissons (voir “Le choix des yeux”).

Dans notre projet, la page de gauche allait montrer chaque fois deux yeux fixés sur le lecteur. Le texte d’accompagnement se trouverait sur la page de droite. José-Mario, jeune peintre arrivé à Paris avec la foule de réfugiés chiliens après le coup d’état de 1973, dessinerait ces paires d’yeux. J’écrirais les textes, en décrivant ce que les yeux regardaient. Scènes tendres, familiales, amicales ; tristes, mortifères, désespérantes ; passionnelles, amoureuses, lubriques ; violentes, sanguinaires, atroces.

Les images présentées dans ces écrits seraient donc inventées à partir de ce qu’exprimait chaque regard. La réalité était hors sujet : l’imagination s’efforcerait plutôt de sonder une (non pas « la » !) vérité, ou disons, plus modestement, une vraisemblance.

C’est un exemple extrême, où le cerveau crée tout. Son contraire est le regard d’un sage, un être éclairé qui ne voit que ce qui est, c’est-à-dire tout, rien de moins - ni de plus.

Entre les deux, la plupart d’entre nous mélangeons la réalité de ce que nous voyons avec ce à quoi il nous fait penser. Un enfant dans la rue n’est pas le même dans les yeux de ses camarades, d’une femme enceinte, d’un passant pressé, de sa mère. Moi je ne peux le regarder sans que des souvenirs de mes propres enfants parasitent ce que je vois, le nuancent, l’enrichissent, le diminuent. Chacun dose ainsi les images qu’il enregistre.

Selon l’investissement affectif, la prise sur la réalité, elles s’en rapprocheront ou s’en éloigneront. Que dire du chaos qui filtre ce que voit quelqu’un dans un état psychotique, l’exilant de cette réalité ? L’atelier photo du Foyer thérapeutique tente d’y parer en mettant un appareil photo devant l’œil. Tout d’un coup il cadre le regard, met une distance apaisante. Non seulement l’objectif mais aussi le regard font une mise au point. Pour Philippe Potier, animateur de l’atelier, la photographie aide une personne perturbée à « voir la même chose que tout le monde ». La formule est encourageante, même si, je dis, tout le monde voit sa propre chose.

Notre vieux projet devait aboutir à un livre, « Ce que ces yeux voient », que nous envisagions d’autant plus librement qu’aucun éditeur n’était en vue. L’intention n’a pas survécu au déclin et à la chute de l’amitié. Je ne sais pas si José-Mario est à nouveau au Chili.


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Il venait de prendre sa retraite.
Toute sa vie, il avait côtoyé la nature.
L’automne, aux aboiements du chevreuil entre le bois et l’étang,
L’hiver au vol des mouettes s’offrant le ver monté des socs,
Au printemps, se goinfrant du chant de l’hirondelle ou du rouge-gorge,
L’été enfin se repaissant du parfum chaud des blés montant des terres.
Il avait écouté Bach et Mozart trompant de concert la monotonie de son tracteur
S’était étonné des chauffards qui filaient à ne plus entendre le vent.
Ni la pluie. Ni la vie.

Il avait pris sa retraite, un peu  regrettant, un peu content.
Mais toujours généreux.
Comme il l’avait été pour les arbres et les champs
Il l’allait être maintenant pour le genre humain
devenu si démuni en une décennie
Son cœur allait au restaurant… du cœur

Avec enthousiasme, mais avec mesure,
il distribuait, parlait, souriait… sans compter
sans retenue
Sans retenue non plus pour s’étonner :
des races, des odeurs, des accents, des manières,
des façons, des accoutrements, des barbes, des ventres, des cris d’enfants,
des exigences.
De tout ce qu’il n’avait jamais vraiment vu de près
Son jardin qu’il avait si long temps cultivé n’avait donc produit que l’apparence
Une hauteur factice, une émotion du nombril, une générosité terre à terre

Le blé avait grandi
mais s’était couché.

Au premier coup de vent.

 

Philippe

 

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