Souillant la perfection d’un ciel uniformément bleu, une ligne de nuages blancs semblent courir derrière une flèche d’argent. Pour la plupart des gens ce n’est qu’un avion qui passe. Les images qui se forment dans leur tête sont celles des voyages qui les ont marqués : pour les plus favorisés la colline du Corcovado à Rio, les gratte-ciel de New-York et pour les plus modestes la découverte de la Corse. Pour moi c’est différent car j’ai passé vingt ans sur un aéroport à côtoyer ces avions. Dans ce grand livre de la vie dont j’écris le dernier chapitre, ils occupent la partie centrale : celle de mon activité professionnelle. Les souvenirs reviennent sans effort et plus particulièrement ceux des sensations des premiers jours.

C’était par un petit matin d’hiver froid et brumeux… J’avais garé ma voiture sur le parking du personnel de la compagnie, présenté mon laissez-passer tout neuf à un agent de la Police de l’Air et des Frontières et m’étais engagé dans la zone « strictement réservée aux personnels autorisés ». Mon cœur battait un peu fort car, pour rejoindre mon bureau, je devais traverser le « taxiway », mot qui désigne la voie de circulation des avions entre leur point de stationnement et la piste d’envol. Non, ce n’était pas la crainte qui accélérait mon cœur mais l’excitation de pénétrer dans un territoire encore inconnu!
Cinq ans auparavant, mon premier poste à la compagnie avait été l’un de ceux qu’on qualifie d’ « État - Major », qui vous donne l’impression que vous êtes important parce que vous rencontrez la Direction Générale mais n’offre aucune prise sur les réalités du terrain. Las de cette ambiance feutrée et glacée des bureaux, j’avais demandé à « aller au charbon », et c’est ainsi que je me retrouvai à Roissy pour y exercer cet emploi opérationnel souhaité en qualité de responsable de la Division « Avion », un service fort d’un millier de personnes travaillant nuit et jour.

Ma toute première impression fut une odeur : celle du kérosène brulé dans les réacteurs qui imprégnait l’atmosphère. Cette présence olfactive ne m’a plus quittée pendant les vingt ans qu’il me restait à faire. Puis ce fut le bruit, à la limite du supportable, lorsqu’un avion passa en roulant à quelques pas de moi pour aller se ranger devant un « satellite » de l’aéroport.
Des manutentionnaires (l’une des catégories de mes nouveaux employés) s’étaient précipités et avaient ouvert le ventre de l’avion pour en extraire les bagages et le fret. Un homme à l’uniforme blanc, un « mécanicien avion », faisait le tour de l’appareil, une lampe torche à la main, et examinait les réacteurs et les pneus pour voir s’ils n’avaient pas eu de blessure. D’autres vidaient les toilettes ou les restes des « plateaux-repas » avec des camions aux formes particulières. Je pris soudain conscience que j’étais dorénavant le nouveau maître du ballet complexe qui se déroulait sous mes yeux ! Il m’appartenais d’en choisir les moyens en hommes et en matériels, d’améliorer les procédures existantes ou d’en découvrir de nouvelles. Ma finalité (je veux dire celle de mes équipes…) était de traiter ce bel oiseau de métal quand il arrivait au sol, puis de le préparer pour le vol suivant
Pour la plupart des gens l’avion n’est qu’un « moyen » de transport, certes un peu plus prestigieux que les autres, mais qui ne sert qu’à rejoindre une destination. Pour moi c’était devenu le but, l’alpha et l’oméga de mon activité.

J’ai appris peu à peu à le connaître plus intimement. J’ai pénétré dans ses soutes, manipulé les systèmes de chargement des conteneurs à bagages ou des palettes de fret. J’ai appris à répartir les charges pour que le centrage soit à la fois sûr et économique. Avec de gros et puissants tracteurs qui paraissaient pourtant tout petits sous le ventre des grands Boeing 747, je me suis attelé à sa roue avant et j’ai tracté l’avion pour qu’il dégage de son point de parking. Au sein de la petite équipe qui aide au départ j’ai agité la main pour saluer le pilote pendant que le mécanicien levait le pouce en l’air pour signifier que la voie était libre…
A l’étage de l’aérogare, se trouve le niveau « Passage », ainsi appelé parce que c’est là qu’on s’occupe des passagers. Ce n’était pas mon domaine. En contraste avec la « Piste », tout ici n’est que lumières scintillantes, parfums et sourires de femmes. Le bruit des avions, paraît lointain et étouffé. Il est interrompu de temps en temps par un carillon, suivi de cette incroyable et sensuelle voix d’hôtesse : « Ding - Dong !…Départ du vol AF 001 à destination de Rio, embarquement immédiat porte N° 5 » . Changez de ville, changez d’aéroport, tout est affaire de décor mais pour la plupart des gens c’est à cela qu’ils pensent quand ils évoquent un aéroport.
Au ras du sol : c’est la « Piste » et c’est très différent ! En distance, elle est très proche du « Passage » mais un monde sépare les deux services. La Piste est un univers essentiellement masculin et rude. Il fait trop chaud l’été et froid l’hiver sur son sol entièrement bétonné. La neige et la glace tiennent longtemps parce qu’il est interdit d’y déverser du sel, trop corrosif pour l’aluminium des avions. Le hurlement de sirène des réacteurs suspend régulièrement toutes les conversations.. En Piste, il règne l’atmosphère bruyante d’un port, avec ces manutentionnaires conduisant des engins de chargement, les bagages aux étiquettes multicolores et les marchandises exotiques qui évoquent les pays lointains. Dans les salles de repos du personnel les uniformes des diverses catégories forment une palette de couleurs vives illuminées par les bandes réfléchissantes de sécurité. On raconte son dernier voyage en « G.P » (terme qui désigne les billets à prix très réduits offerts par les compagnies aériennes à leurs employés) et les rires fusent de toutes parts. La brise qui s’infiltre dans les bouches d’aération apporte l’odeur du kérosène et le bruit des réacteurs. Ici, rien n’est climatisé mais en toutes saisons il y a la chaleur humaine, la fraternité d’une équipe et la satisfaction du devoir accompli quand l’avion part à l’heure. Mais stop ! Il me faut vite endiguer ce flot des souvenirs qui m’envahit. Aujourd’hui, allongé sur cette chaise-longue de ma maison de Picardie, est venu le temps de contempler en simple spectateur ces traces dans le ciel sans que je pense à ces avions que j’ai fréquentés pendant vingt ans!

Jean

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8 réponses à “Sur la Piste des souvenirs”
  1. catherine dit :

    Nul doute Jean!
    Quelle passion tu as du avoir pour ton travail..Je viens de boire ton écrit comme un grand verre de jus de fruits exotiques car je ne pensais pas que çà se passait comme çà sur les pistes..en fait c’est vrai je n’ai jamais imaginé comment cela pouvait se passer, mais là d’un coup j’ai eu l’impression d’y être!

  2. Jean dit :

    Je suis content d’avoir contribué à faire connaître une activité que peu de gens connaissent. C’est vrai que cette période a été très riche pour moi ! C’est pour cela qu’au début la retraite m’a beaucoup pesée…

  3. Jean-Louis dit :

    J’ai à mon tour découvert ce monde particulier de la piste.

    Merci !

  4. Denis Mahaffey dit :

    Une question, Jean, après avoir lu ce récit qui, pour moi, remplit une des fonctions vitales de l’écriture : revenir sur le passé, mais avec un effort particulier à mettre le mot juste sur les choses (alors que raconter cela autour d’un verre demande une exigence bien moins serrée). Ton récit a-t-elle été changé par cet effort, les mots ont-ils parfois imposé leur sens à eux, as-tu fait des découvertes en mettant tes expériences en mots ?
    Trois minutes plus tard : je récupère mon commentaire pour y ajouter une des questions de Philo au bac lettres, arrivée en ligne alors que je t’écrivais.
    “Le langage trahit-il la pensée?”

  5. Jean dit :

    Je commence par le plus simple : la première partie de ta question. Oui, j’ai du faire un effort pour mettre ces mots. Trouver le mot « juste » dis-tu… Il n’y a pas de mot « juste » dans l’absolu (et cela renvoie à ta 2 ème question philosophique). Est « juste » le mot qui est à la fois compréhensible pour le lecteur, traduit autant que faire ce peut la vérité et « sonne bien » dans un contexte donné.
    Ainsi je n’aurais pas écrit la même chose si j’avais fait un rapport au Directeur Général de la Compagnie. Ici je m’adresse à des lecteurs qui « attendent » du « littéraire » et non un rapport scientifique. Voilà pour l’effort.
    Quant à la question du bac et bien que je n’aie pas la prétention d’y répondre en trois lignes, je dirai que oui et non. Oui parce que toute expression passe par un « modèle », une « image » représentative et le langage consiste à habiller l’un ou l’autre. Or cette représentation est nécessairement simplificatrice, réductrice. En ce sens il y a -sinon trahison – au moins élision. (mensonge par défaut). En même temps si on attendait de connaître la totalité de la connaissance d’un concept ou d’un objet avant de l’exprimer par le langage on ne parlerais jamais et en ce sens la « trahison » au sens de « travestir » et nécessaire au langage. D’où ma réponse de normand.

  6. Denis dit :

    La partie de mon commentaire concernant ” le mot juste” (j’aurais pu mettre juste “le mot”), et la partie concernant le sujet du Bac (inséré seulement parce que je trouvais la coïncidence cocasse), ne demandaient pas vraiment de réponse, mais je lis avec intérêt tes réactions aux deux. Ma question concernait autre chose, c’est à dire l’effet de cette mise en mots sur le récit. En est-il changé ? Et de tels changements, imposés par la double nécessité, que tu identifies, que ces mots soient compréhensibles et qu’ils sonnent bien, amènent-ils une nouvelle conscience, une découverte par rapport au souvenir de départ ?

  7. Jean dit :

    Je ne sais pas ce que tu as en tête mon cher Denis mais pour répondre le plus simplement possible je dirais que : non . Les souvenirs sont trop “incrustés” dans ma mémoire pour que la nécessité du choix des mots ait une influence sur leur contenu. Les mots ne “collent” pas forcément bien, mais mes souvenirs sont immuables!

  8. Denis Mahaffey dit :

    Te voilà parti en vacances, et mes mots attendront peut-être ton retour. Ce que j’ai en tête est ce sentiment, exaltant et mystérieux, que le simple fait de raconter par écrit des événements du passé peut y donner un nouvel éclairage, soulever des doutes, causer des remises en question, résoudre de vieilles contradictions. C’est mon expérience, voilà tout, mais je saisissais l’occasion pour sonder tes idées. Il valait peut-être mieux t’interroger sur tes textes à fond tunisien que sur celui-ci, où ton but est de transmettre des informations plus que des émotions.

  9.