IMGP0343

Le cerveau humain est un mystère. Les souvenirs qui s’y inscrivent ont des importances différentes selon des critères qui échappent à l’entendement. Pourquoi ce rayon de soleil qui s’insinuait entre les lamelles des persiennes et transperçait d’une lance de feu l’obscurité de la chambre où on me forçait à faire la sieste, reste-t-il gravé dans ma mémoire ? Il n’avait pourtant pas le caractère dramatique des larmes de mon père quand son jeune frère est mort à 18 ans d’une péritonite. Pour un enfant de trois ans il est normal que cela s’inscrive de manière indélébile : son père, l’homme le plus fort de la création, peut donc pleurer ? En revanche, pourquoi se souvient-on qu’il y avait 22 marches à gravir pour accéder au palier ?
C’est dire que la maison natale occupe dans notre esprit une place tout à fait privilégiée. Avez-vous revu votre maison natale ? Moi je l’ai revue 2 fois « en vrai » et une fois en imagination. En imagination ? Oui, et cela aussi est resté bizarrement dans ma mémoire ! J’étais en 4ème des collèges au Lycée Carnot de Tunis, et le professeur de français nous avait donné comme sujet de rédaction : « évoquez un souvenir d’enfance ». Je m’étais alors projeté dans un avenir rêvé : émigré en France, devenu médecin (ce désir était consécutif à une récente hospitalisation) je revenais sur les lieux de mon enfance et redécouvrais ma maison. J’effectuais ainsi une sorte de double voyage dans le temps : vers le futur pour me situer en train de me souvenir et, une fois rendu là par mon imagination, vers le passé pour y retrouver ces souvenirs qui constituaient le sujet de la rédaction ! Quand je vous dis que le cerveau a des mystères insondables !
J’ai effectivement « émigré » en France. Je ne suis pas devenu médecin mais ingénieur. Un jour j’ai décidé de refaire le voyage que j’avais décris dans ma rédaction de 4ème (voyez : je m’embrouille, je dis « refaire » comme si je l’avais déjà fait !) L’usine dans laquelle ma maison était située avait cessé de fonctionner. Il y avait un gardien tunisien qui veillait sur les installations industrielles dont mon grand père avait été le contremaître. Elles ont étés mon premier terrain de jeu : l’atelier de mécanique de mon grand père, son bureau dans lequel il procédait aux analyses chimiques de l’huile d’olive, les grandes chaudières à vapeur que des hommes noirs de suie chargeaient en permanence, tels des conducteurs de locomotives, le visage éclairé par les flammes du foyer quand ils ouvraient la trappe d’alimentation. A Tunis, en hiver il pouvait faire très froid et il n’y avait pas de chauffage central. Ces jours là le « chauffeur » plongeait une grande pelle dans la chaudière et nous remplissait un seau de braises que nous ramenions à la maison.
Le gardien, très gentiment, m’a autorisé à entrer dans « ma » maison qui était maintenant la sienne. J’étais très ému. Des détails anodins qui étaient restés assoupis dans mon cerveau refaisaient irruption sans préavis : la frise du sol en carrelage sur lequel je jouais, constituée de losanges étrangement familiers, l’évier en ciment de la cuisine, dans lequel on me lavait, jeune enfant, avant qu’on utilise une grande lessiveuse en zinc de la buanderie située sur le toit terrasse. Enfin je vérifiais qu’il y avait bien les 22 marches inscrites dans mon souvenir.
Bien des années plus tard, peu de temps après la mort de ma mère, mon père, qui avait alors plus de 80 ans, voulut aussi revoir sa Tunisie. Bien sûr la visite de ma maison natale, qui avait été aussi importante pour mon père car il y avait passé sa jeunesse, faisait partie du circuit. Cette fois il n’y avait plus de gardien, et pour cause : il n’y avait plus rien à garder, l’usine étant en voie de démolition. L’escalier aux 22 marches était impraticable et même s’il l’avait été je ne serais pas monté. Je préférais garder intact le souvenir de « ma » maison. Le vieil atelier de mon grand père était encore là, avec le vieux tour sur lequel il usinait les pièces de dépannage, et d’immenses toiles d’araignées lui tissaient comme un linceul mortuaire dans la sombre crypte où il repose maintenant pour l’éternité dans le lit de ma mémoire.
Aujourd’hui, grâce à « Google Earth », ce logiciel qui affiche des photos de la Terre vue de satellite, on peut se rendre à peu près n’importe où en quelques clics de souris, de la muraille de Chine aux temples mayas de Mexico en passant par le village où vous vivez. Je suis revenu voir le lieu de ma naissance. La démolition a été achevée. On distingue, vue du ciel, un gros tas de gravas qui est tout ce qui reste de « ma » maison.
Alors, quand je vois ce panneau « à louer » sur cette maison je ne peux m’empêcher de penser à un enfant, devenu grand, qui la regarde et qui se souvient… « c’est là que je suis né », « c’est là que j’ai grandi », « s’il vous plait… préservez-la! ».

Tags:

Ecrits relatifs

Les commentaires sont désactivés.